Dans cet article, je réfléchis au défi qu’implique la réalisation de projets collectifs. Partant de mon expérience personnelle avec les locos, j’explique comment comprendre et gérer des éléments comme la comptabilité et l’administration est essentiel pour leur succès. Je propose d’exploiter les outils technologiques pour rendre ces aspects plus accessibles et motivants, et pour encourager une culture entrepreneuriale renouvelée. Mon objectif est de montrer qu’en maîtrisant ces fondations, nous pouvons franchir les étapes vers des projets plus ambitieux et collaboratifs.


Le système d’échange en locos est une proposition relativement simple qui permet de comptabiliser la valeur des échanges entres individus et organisations participant à un même réseau. Au moment de ma toute première présentation en public du système, la réaction des quelques personnes présentes a conduit à la constitution ad hoc d’une équipe pour réaliser un tel système d’échange à Québec (Initiative Québec).

Un énorme besoin

J’ai découvert au cours de cette aventure qu’il existe actuellement un énorme besoin de ressources, de concepts et d’outils pour faciliter le démarrage et la gestion de projets collectifs. À la limite, les moyens d’échange alternatifs à l’argent ne représentent qu’un aspect marginal de la capacité d’un collectif humain à déterminer et poursuivre ses propres objectifs, ses propres buts, et à s’organiser pour y parvenir.

Ayant moi-même toujours été impliqué jusqu’aux oreilles dans toutes sortes de projets, l’esprit d’organisation — aussi maladroit puisse-t-il être — est devenu comme une seconde nature. Et ça été pour moi un choc de constater que cela est très loin d’être naturel pour la plupart des gens. Je réalisais que toutes ces expériences vécues avaient une certaine valeur, que ce qui me semble aujourd’hui être des évidences n’est pas nécessairement évident pour tout le monde.

À commencer, par exemple, par quelque chose d’aussi fondamental que la comptabilité — la nécessité de comptabiliser la valeur des échanges. Échanger des valeurs entre participants ne peut tout simplement pas faire de sens sans cette base fondamentale. Sans être un expert — ni particulièrement plus passionné qu’un autre — dans aucun de ces domaines, mon parcours académique bigarré et mes différentes expériences m’ont cependant permis de comprendre que chacun de ces aspects : comptabilité, finance, contrats, identité juridique, etc. doivent être compris, considérés et minimalement pris en charge pour tout projet qui s’envisage un avenir.

Briser le moule

Bien sûr, ce qui me motive dès le départ est cette volonté de « briser le moule », de repousser ces contraintes qui empêchent trop souvent les projets les plus formidables de se réaliser. Mais force m’est de constater qu’avant même d’avoir atteint ce « plafond de verre » que je voudrais repousser (au-delà, et non pas en avant, comme on est souvent portés à le faire — et ça fait probablement partie du problème), les velléités de projets collectifs humains sont d’abord limités par la complète incompréhension du moule lui-même, de la nécessité de ses contraintes et de la manière de s’y adapter. Difficile, dans ces conditions, d’espérer tout dépassement des limites dont on ne comprend finalement pas grand chose ; dont ont fuit même plus souvent qu’autrement la compréhension…

Je n’avais certes pas la prétention d’inventer quelque chose de fondamentalement nouveau avec les locos. Mais je proposais d’essayer de le faire, je partageais avec d’autres ma confiance qu’il est tout à fait possible de le faire. Et que ça règlerait un problème récurrent qui empêche beaucoup de monde d’avancer et de faire ce qu’ils voudraient vraiment faire, de seulement l’envisager : le fait qu’on n’a pas d’argent pour embarquer du monde dans ses projets. Ça, c’est toujours à 100% valable, et c’est potentiellement un instrument de propulsion sociale formidable.

Mais qu’est-ce qui nous manque pour se rendre là ? Je pense qu’il s’agit là d’un sous-problème d’un problème plus général de notre société contemporaine : le manque flagrant de culture, d’intérêt pour la culture, la connaissance, la compréhension du monde qui nous entoure. Et ce qui nous englue ici, dans le cas qui nous intéresse, c’est le manque de culture entrepreneuriale, de culture de l’initiative, de culture de la recherche de solutions. Ce déficit est probablement un donné civilisationnel, celui-ci n’ayant guère cessé de s’aggraver depuis le début de l’ère industrielle : la culture de consommation encourage à la passivité, à choisir la facilité, le prêt-à-manger, le prêt-à-porter, le tout-cuit-dans-le-bec, à ne jouer soi-même qu’un rôle marginalement déterminant dans la manière dont on vit sa vie, dont on s’atruque, dont on se grée, dans ses mœurs, dans ses habitudes particulières, dans son rapport avec le reste de l’Univers.

En ce qui concerne l’esprit d’inventivité et d’initiative, l’impulsion créative et aventurière, la témérité propre à ceux-là qui portent leurs rêves les plus fous au grand jour, il se pourrait bien que la trajectoire tortueuse du destin canadien-français, dont nous ne sommes au fond que la tête de flèche, y soit pour quelque chose. De manière probablement encore plus marquée à Québec, d’ailleurs, qu’en d’autres régions de la province, ici où, plus que nulle part, la réussite s’est associée et confondue à la capacité de se soumettre au pouvoir en place, de se fondre discrètement dans des manières de faire qui ne sont pas les nôtres, de se montrer utile à des objectifs qui sont fixés par une puissance qui nous est complètement étrangère. Cette attitude de servitude s’observe, à Québec, dans absolument tous les domaines. Je pourrais donner des tonnes d’exemples, mais l’objet de cette réflexion n’est pas d’insulter tout le monde.

J’étais déjà conscient de cette difficulté toute locale, quand je me suis mis dans la tête de tenter le coup ici, à Québec. « If I can make it there, I’ll make it everywhere ! » que je me rappelle de temps à autre, avant de parodier triomphalement la finale du refrain : « It’s up to you ! Quebec, Quebec ! » On peut trouver là un défi à relever, c’est certain, une posture défiante et entêtée à prendre.

Quelles pistes pour surmonter une telle difficulté ? Instinctivement, mon attention se dirige vers la technique. Qu’est-ce, en effet, qu’il y a de plus « plate » que la compta, les finances, l’administration, la gestion, les contrats ? Rébarbatif, pointilleux, répétitif, emmerdant : ça adonne bien, ce sont les caractéristiques des activités que la technologie excelle à prendre en charge ! Ne pourrait-on pas se servir de l’énorme potentiel technologique immédiatement disponible, que nous avons littéralement au bout des doigts ? Est-ce qu’il y aurait pas moyen d’utiliser la technologie pour rendre ces processus, un peu chiants mais néanmoins nécessaires à l’émancipation humaine, plus simples à comprendre, plus faciles à gérer, plus logiques, plus adaptés à la réalité de chacun ? Voire : amusants, valorisants, motivants, satisfaisants, excitants ? Pourquoi pas ?

À la croisée des chemins

Je pense que c’est là qu’on est, à une espèce de croisée des chemins. Je crois qu’on vit une époque formidable, pendant laquelle on voit s’ouvrir devant nos yeux une surprenante fenêtre d’opportunité : celle pendant laquelle la technologie, qui, depuis ses premiers balbutiements bruyants et crasseux qui ont fait surgir l’ère industrielle, l’exploitation systématique du bétail humain, l’expansion des marchés, la colonisation, la financiarisation, deux Grandes Guerres, la mondialisation, l’uniformisation et l’abrutissement généralisé des masses humaines, nous permet aujourd’hui, comme ce ne fut jamais même envisageable, de repenser le monde qui nous entoure et de se coordonner pour le refaire entièrement de bout-en-bout, non plus cette fois pour l’assouvissement d’une rentabilité financière compulsive, mais en fonction des besoins, des aspirations, des rêves de chacun.

Pensez-y un moment : une telle opportunité ne s’est jamais présentée avant. Les moyens sont déjà là, à portée de main, prêts à se mettre au service de notre propre volonté. Y’a qu’à les prendre. C’est tout. Voilà ce que je propose.