1. Valeur et rapport social
Il faudra toujours produire.
C’est la définition même de la vie.
Donc, le problème n’est pas la production en tant que telle.
Le problème n’est pas l’échange.
Il est naturel de donner, de partager.
Il est naturel de donner en retour.
Là-dessus, le capitalisme n’a rien inventé.
Le problème, c’est que le rapport social s’efface dans le moyen d’échange. C’est qu’on en soit venus à trouver normal de prendre sans remercier quand on a l’argent pour se le payer. C’est qu’il soit devenu normal de se faire prendre ce qu’on a sans la moindre reconnaissance pour l’effort qu’on y a mis, parce qu’on a besoin de cet argent avec lequel on est dédaigneusement payé pour aller prendre comme son dû à un autre ce dont on a besoin pour vivre.
[Société ?]
Je dis que c’était le rapport social qui s’effaçait dans la transaction. J’aurais pu dire que c’était le rapport social « vrai » qui s’effaçait, que le rapport social, en se réduisant à un échange dénué d’amour, de chaleur et de passion — puisque ce rapport purement transactionnel n’en a tout simplement pas besoin — que ce rapport social se dégradait. Comme s’il y avait un rapport social qui puisse être « vrai », authentique, ressenti et partagé. Et c’est là que je me trompe.
Ce que j’ai exprimé de la sorte comme par automatisme relève en fait d’un lieu commun : l’humain est un être social. C’est pourtant tout faux. La société n’est pas mal en point parce qu’elle se serait dégradée, passant d’un état antérieur plus humain, plus naturel, à l’état de déliquescence actuel, parce qu’on se serait trompé en chemin, parce qu’on aurait pas fait gaffe, parce qu’on aurait péché par quelque faute morale d’égoïsme, par quelque perversité inavouable. Ça, c’est ne pas connaître son histoire !
La vérité [humaine] ne se trouve pas dans la société : la société est elle-même le produit historique de cette séparation ontologique entre l’activité de l’humain et le produit de sa production. Le rapport social n’est jamais qu’une forme particulière de rapports de production.
[Communauté]
L’humain n’est [certes] pas un être [strictement] individuel ; mais c’est bien plutôt dans la communauté humaine qu’il réalise son unité, alors que toute l’histoire du développement de la société est de facto l’histoire tragique de cette unité brisée, morcelée, écartelée, dépecée et empaquetée pour être mise en marché.
L’humain est un être communautaire dont l’unité s’est brisée dans le mensonge du rapport social. Le rapport social est un rapport marchand, aliénatoire, impersonnel et inhumain.
C’est contre lui qu’il faut se soulever, s’élever à jamais.
[Échange, moyen d’échange]
Le problème, ce n’est pas tant le moyen d’échange. C’est son échelle. C’est son monopole sur toute possibilité d’échange. C’est la réduction, par le moyen d’échange, de toute valeur qui soit, de toute diversité de la possibilité de tous les valoirs à la seule valeur d’échange.
On pense généralement qu’on ne pourrait se passer de l’argent parce que sans argent, on ne pourrait rien faire. Mais c’est précisément l’inverse : c’est parce qu’il est nécessaire qu’on ne puisse pas s’en passer qu’on s’est bien assuré qu’on ne puisse arriver à rien sans argent.
C’est cela que l’on nomme : aliénation.
Il aura fallu d’abord déposséder les humains de leur capacité à produire leur propre existence pour que l’argent puisse accéder à son autonomie propre. L’argent est par essence dépossession perpétuelle en mouvement. L’argent, l’aliénation, la dépossession n’est pas une chose : c’est un mouvement. Et c’est un mouvement qui ne peut aller que dans une direction : toujours plus d’argent, d’aliénation et de dépossession.
C’est donc un mouvement qui atteint fatalement tôt ou tard ses limites objectives. Quand il n’y aura plus rien à aliéner, qu’adviendra-t-il de l’argent ? Comment le mouvement d’aliénation pourrait-il continuer à mouvoir ?
2. Valeur et représentation
Il y a le travail et il y a l’argent. Le travail consiste essentiellement à échanger le produit d’une activité sociale contre de l’argent. Or, l’argent n’est pas le produit du travail, et le travail ne produit pas de l’argent, au sens de produit d’une activité sociale. Et s’il le fait, c’est tout autre chose : on ne paiera pas l’employé de banque qui émet un contrat d’hypothèque, ou le fonctionnaire de la Fed qui crée un milliard de dollars — même en incorporant le coût de l’ordinateur dont il aura besoin pour le faire — à la hauteur de la valeur d’échange mise en circulation.
Ce que le cartel financier produit lorsqu’il émet de l’argent n’a pas de valeur comparable avec la valeur escomptée du produit du travail éventuel qu’on espère mobiliser avec cet argent. Il ne produit en fait que le mensonge nécessaire à cette mobilisation. C’est pourquoi il est nécessaire, pour qu’elles puissent avoir quelque crédibilité, que les promesses en l’air de l’émission monétaire soient à adossées à quelque forme de garantie, bons du trésor ou autres liabilities, à d’autres promesses en l’air de production future. Même si l’appareil financier s’assure au passage de se graisser abondamment la patte lorsqu’il en active le mécanisme, la valeur qu’il produit en accomplissant sa besogne comptable n’a aucune mesure avec la valeur du produit total de travail qu’il faudra dorénavant mettre en mouvement pour faire respecter les promesses que ce nouvel argent représente contractuellement.
Il n’y a, donc, pas d’équivalence entre la valeur concrète, effective du produit du travail (mon nouveau iPhone, tuyau réparé, etc.) et la valeur monétaire, abstraite et virtuelle, de la monnaie utilisée pour rétribuer ce travail.
Il y a échange effectif de valeurs d’usage variées, différentes tant dans la forme que dans la qualité, mais par la médiation de la forme monétaire, pure représentation de valeur abstraite, qui ne peut fonctionner qu’en aplatissant toute qualité particulière envisageable à une seule et unique qualité abstraite universellement quantifiable : le prix. Seule une telle abstraction est en mesure d’établir un rapport rationnel immédiat, froidement comptable, entre la pluralité infinie des productions humaines aux qualités diverses. Saveur, forme, couleur, provenance, personne : absolument tout est indistinct en face de la valeur d’échange. Il n’y a plus de richesse possible, en termes de qualités, au regard de l’instrument de la richesse quantitative.
Et puisque l’argent, dans son mouvement unidirectionnel perpétuel d’aliénation, entraîne dans son élan de dépossession la totalité de la production humaine, il ne faut pas s’étonner qu’il entraîne avec lui au fond du gouffre toute possibilité de qualité humaine.
Les humains ne sont plus aujourd’hui que des nombres qu’il faut mater, qu’il faut « mather » en équations dérisoires, en inputs-outputs, coûts-bénéfices et facteurs de risque, production-destruction, crédits-consommation, taux de croissance et d’intérêts, chômage de masse et pandémies.
Tout sera dorénavant « de masse ».
Tout sera dorénavant « de masse », puisque dans ce mouvement de dépossession de nos qualités humaines, c’est précisément ce que nous sommes devenus au regard de l’argent : une masse informe et dépourvue de qualités, de laquelle il convient d’extraire toute la valeur résiduelle possible.
L’homme n’est plus qu’une abstraction, et c’est sur cette abstraction que repose toute valeur abstraite. Or, ce que les captateurs de cette richesse accumulatoire oublient, c’est que derrière toute valeur valable, il doit y avoir une valeur réelle, il se cache en fait du travail bien concret, l’activité réelle de vrais humains. Et ceux-ci pourraient très bien refuser de se laisser traiter comme vous le faites. Le soulèvement, lui aussi, sera « de masse ».