La vraie angoisse du monde, à l’heure actuelle, ne se situe pas, quand il est question d’avoir ou de n’avoir pas, d’être ou de ne pas être, de posséder ou ne de pas posséder, de vivre ou de ne pas vivre, au moment de l’apparition ; le moment de l’angoisse n’est pas celui de l’obtention, de l’accession, de l’acquisition, de la naissance à une réalité, de la création – tout cela est en quelque sorte célébré au grand jour, félicité, facilité. Même le manque, état qui précède l’apparition de la chose ou de l’état, est en fait un moment d’anticipation, de tension positive vers l’objectif ; c’est même, précisément, le moteur de toute l’activité sociale, la base de tout processus de valorisation.
De tout ceci on déduira facilement ce que je m’apprête à dire : le moment de l’angoisse correspond à celui de la disparition – la perte, la démotion1, l’aliénation, la mort, la destruction. Rien de tout cela n’est célébré, et si l’événement n’est pas tout simplement oblitéré, caché au regard de la société comme quelque chose de honteux, et donne lieu à une manifestation sociale, c’est, dans le meilleur des cas, au travers d’un rituel destiné à partager le poids de la douleur, reconnaître la réalité de l’angoisse ; et dans le pire des cas, si quelque puissance sociale y trouve son intérêt, on se servira plutôt de l’événement (d’ailleurs celui-ci sera parfois entièrement mis en scène) comme point focal de l’attention publique pour amplifier et diffuser le plus largement possible le sentiment d’angoisse – forme de médiatisation qui constitue elle aussi une espèce de rituel, mais d’une nature différente : le terrorisme.
Ainsi également de l’état qui précède la disparition : au moment précis où il y a gain, on commence déjà à anticiper la perte, et la tension positive vers l’atteinte de l’objectif désormais réalisé cède la place, une fois les réjouissances de la célébration estompées, à une tension négative, une anxiété de préserver ce nouvel acquis de sa disparition éventuelle et certaine – soit disparition de la chose même, soit dans sa propre mort.
Voilà comment notre société, en ne valorisant, chez l’individu, que l’apparition des choses, se condamne à une anxiété toujours croissante – avant même de considérer l’angoisse instrumentalisée, qui ne fait rien pour arranger les choses.
Le fait de négliger le moment de la disparition des choses, de ne le considérer tout au plus que comme une conséquence nécessaire et inévitable de l’ordre des choses, sans y porter d’attention particulière, entraîne la société dans un mouvement de destruction aveugle, illimitée. L’angoisse de la mort s’accumule ainsi dans toute chose, dans la nature et les individus, en proportion directe de l’accumulation inassouvissable des richesses.
1Pardonnez l’anglicisme. Comprendre démission, révocation, destitution, rétrogradation. [NdE]
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