Il convient maintenant de se recentrer et de se concentrer sur ce qui doit impérativement être fait. Si au plan stratégique, le terrain de la lutte de classe présente toujours, déjà du temps de Marx et Engels, la nécessité d’une réadaptation constante ; et s’il est vrai que la réalité de la lutte de classe aujourd’hui a un visage entièrement différent qu’aux siècles précédents, il n’en demeure pas moins que la base théorique ne fait que confirmer, à chaque retournement, à chaque événement, à chaque crise, son adéquation avec les faits.
Nous vivons en 2020 le début d’une crise majeure à l’échelle mondiale d’une ampleur jamais connue par le passé. Cette crise a à bien des égards dans ses développements un caractère spécifique, une originalité propre. Mais elle ne surgit pas de nulle part, et les outils théoriques permettant une analyse et une compréhension juste de ses déterminations nous sont connus depuis déjà longtemps.
Il faut donc, plus que jamais en cette époque de révolution qui s’amorce, continuer à creuser pour comprendre ce qui se passe réellement, en quoi spécifiquement la situation de la lutte de classe diffère d’avec ce qu’elle fut dans le passé, quels outils théoriques nous permettent d’y arriver, et quelles sont les limites théoriques qu’il convient de dépasser pour parfaire cette compréhension. Et, du même mouvement, dans la pratique, établir ce qui doit être fait en général, comment cela peut être accompli et à quels niveaux il faut concentrer l’action.
Le mensonge en tant que secret dissimulé :
le hiéroglyphe du capital
Plus le capital s’enfonce dans sa crise, plus la nécessité de dissimuler ses incohérences internes se fait sentir. Nous vivons à cet égard une époque exceptionnelle ! C’est du jamais vu ! Tout est mensonge ! Or ce mensonge a sa vérité, ses déterminations, sa structure, ses institutions. Son domaine d’expression, c’est le langage, le discours, la représentation, l’image. La réalité est complètement dissociée de la représentation. C’est le spectacle marchand, se substituant entièrement à la vie réelle, tel que le décrit Guy Debord. Les choses (comme les gens) ne sont plus considérées pour ce qu’elles sont, mais ce qu’elles représentent. Ce renversement dans la signification du concept s’accompagne nécessairement, comme nous l’a rappelé George Orwell, d’un renversement dans le sens des mots. La réalité de ce processus de dissociation n’a jamais été aussi vraie, aussi criante que maintenant, alors que le capital parachève l’accomplissement de sa domination sur l’ensemble du globe, sur la totalité du champ de l’activité humaine.
Tout cela avait été non seulement pressenti, mais posé théoriquement par Marx. La clé de la compréhension critique de notre époque, c’est ce que Marx désigne « hiéroglyphe » du capital, qui explique à la fois ce que le capital doit à tout prix dissimuler et comment la dissimulation prend forme. C’est l’intelligence de ce processus qui permet de comprendre, de saisir d’emblée la réalité que le mensonge cherche à dissimuler derrière le phénomène.
La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu’elle est. Elle fait bien plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe.
Karl Marx, Le Capital, Livre I, Chapitre premier, Section IV
À l’heure où le mensonge est partout, où la « masse » n’a jamais semblé aussi pesamment endormie, on assiste au surgissement irrésistible d’une dissidence croissante qui, réprimée violemment par les institutions du mensonge officiel, est forcée de s’organiser et de se rallier pour arriver tant bien que mal à dénoncer l’imposture actuelle et à éveiller les consciences. Mais la résistance que les dissidents rencontrent au sein de la population est d’autant plus grande que l’étendue du mensonge est énorme et la prise de conscience douloureuse — et le capital, qui par définition ne manque pas de ressources, fait évidemment tout en son pouvoir pour maximiser la douleur de l’éveil. D’où l’importance d’être capable d’expliquer le mensonge en tant que dissimulation, de saisir sa vérité objective en tant que processus d’ensemble. Ce qui nous évitera d’avoir à démontrer continuellement, par une énumération exhaustive et répétitive des faits, chacun d’une série interminable de mensonges, sans jamais arriver à une saisie véritable de la totalité.
En comprenant plutôt la nécessité, les raisons et le développement du mensonge en tant que processus inhérent au capital, les faits ne servent plus qu’à corroborer la théorie, qu’à affiner sa précision, et on saisit alors l’imposture dans son mouvement général, dans ses déterminations logiques. C’est là un seuil de diffusion théorique nécessaire pour ramener le débat sur la piste essentielle, qui est celle de la lutte de classe, de la conscience de classe et de l’organisation pratique du prolétariat par lui-même pour le renversement de l’utopie schizophrène de la cybernétique capitaliste.
Seule la compréhension radicale du « hiéroglyphe » évitera toutes les dérives possibles des « chercheurs de vérité » : conspiration d’un petit groupe d’« illuminés », de reptiliens ou d’extra-terrestres, théorie de la terre plate, pour ne citer que les plus amusantes — théories qui sont d’ailleurs encouragées par le capital pour semer le plus de confusion possible parmi la dissidence désorganisée et fournir des exemples risibles pour décourager ceux qui pourraient s’y intéresser. Si l’histoire ne manque pas d’exemples de conspirateurs, de complots et de sociétés secrètes, la compréhension du développement du capital nous montre que ces derniers n’ont en réalité aucune autonomie, ne sont que des formalisations sociales justificatrices de la névrose dégénérative des « puissants » — qui cherchent par ce genre de simagrées initiatiques à s’aveugler eux-mêmes à la réalité pathétique de leur profonde impuissance.
Seule une analyse rationnelle reposant sur une base théorique solide et capable de faire ses preuves empiriquement permettra de produire des formats de communication efficaces permettant d’alléger le douloureux processus que s’avère être — pour tout être humain normalement constitué — celui d’ouvrir les yeux sur la troublante réalité du monde. Il faut pour cela arrêter de se traiter soi-même et de traiter les gens qui nous entourent comme si nous étions tous trop idiots pour comprendre.
Critique critique
et critique de la contre-critique
Retrouver cette base de profondeur critique en retournant à la logique hégélienne et à la théorie dialectique marxiste : c’est déjà, à notre époque de médiocrité industrialisée, d’éparpillement et de distraction permanente, une tâche impressionnante. Mais c’est une étape fondamentale et décisive à franchir.
À ce stade, est-il nécessaire de spécifier qu’il faut à tout prix déjouer tous les écueils d’une lecture dogmatique et imbécile, qui cherche des commandements, des raccourcis idéologiques et des « recettes » subversives — comme celles qui nous ont donné tous les « marxismes culturels » et autres interprétations à l’envers de Marx, des dérives totalitaires et terroristes du marxisme-léninisme et du trotskisme, du capitalisme d’État bolchevique et maoïste, jusqu’au militantisme antifasciste décérébré ? Faut-il rappeler que la révolution humaine ne peut trouver son intelligence que dans l’intelligence du prolétariat lui-même ?
Pour s’en assurer, mais aussi pour éprouver sa propre compréhension théorique, il sera donc nécessaire de se confronter à bras-le-corps avec toutes les dérives mortifères, de pulvériser toutes les simplifications et toutes les inversions de la théorie de Marx, en particulier celle qui est activement à l’œuvre derrière toutes les manipulations de l’idéologie actuellement dominante — dans la ligne de Georges Soros et le forum de Davos — : la pseudo-théorie utopique de la « société ouverte » de Karl Popper.
S’il y a un camp à choisir, contre l’uniformité monolithique du camp des vérités officielles, c’est celui de la pensée critique qu’il convient de choisir, celle qui ne fuit pas devant la diversité des points de vue et l’opposition, ni ne cherche à les faire taire, mais s’y mesure de front pour s’enrichir en compréhension et en certitude, établir des bases communes et jeter bas toutes les impostures.
Le caractère fétiche de la marchandise et son secret (extraits)
Source : Karl Marx, Le Capital, Livre I, Chapitre premier, section IV, traduit par Joseph Roy, Éditions sociales (Paris 1977)
« […] Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n’est pas qu’ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique ; tout au contraire : en réputant égaux dans l’échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir. La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu’elle est. Elle fait bien plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe. Ce n’est qu’avec le temps que l’homme cherche à déchiffrer le sens de l’hiéroglyphe, à pénétrer les secrets de l’œuvre sociale à laquelle il contribue, et la transformation des objets utiles en valeurs est un produit de la société, tout aussi bien que le langage.
« La découverte scientifique faite plus tard que les produits du travail, en tant que valeurs, sont l’expression pure et simple du travail humain dépensé dans leur production, marque une époque dans l’histoire du développement de l’humanité, mais ne dissipe point la fantasmagorie qui fait apparaître le caractère social du travail comme un caractère des choses, des produits eux-mêmes. Ce qui n’est vrai que pour cette forme de production particulière, la production marchande, à savoir : que le caractère social des travaux les plus divers consiste dans leur égalité comme travail humain, et que ce caractère social spécifique revêt une forme objective, la forme valeur des produits du travail, ce fait, pour l’homme engrené dans les rouages et les rapports de la production des marchandises, paraît, après comme avant la découverte de la nature de la valeur, tout aussi invariable et d’un ordre tout aussi naturel que la forme gazeuse de l’air qui est restée la même après comme avant la découverte de ses éléments chimiques. » (p. 70)
« Le caractère de valeur des produits du travail ne ressort en fait que lorsqu’ils se déterminent comme quantités de valeur. Ces dernières changent sans cesse, indépendamment de la volonté et des prévisions des producteurs, aux yeux desquels leur propre mouvement social prend ainsi la forme d’un mouvement des choses, mouvement qui les mène, bien loin qu’ils puissent le diriger. […] » (p. 71)
« Ainsi c’est seulement l’analyse du prix des marchandises qui a conduit à la détermination de leur valeur quantitative, et c’est seulement l’expression commune des marchandises en argent qui a amené la fixation de leur caractère valeur. Or, cette forme acquise et fixe du monde des marchandises, leur forme argent, au lieu de révéler les caractères sociaux des travaux privés et les rapports sociaux des producteurs, ne fait que les voiler. » (p. 71)
« Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent des rapports sociaux réels, mais ces rapports n’appartiennent qu’à cette époque historique déterminée, où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d’autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle. » (p. 72)
Un exemple :
« […] Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en raison du temps de travail. Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que la distribution. » (pp. 73-74)
« En général, le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l’homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature. La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu’elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l’aspect, que le jour où s’y manifestera l’œuvre d’hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social. Mais cela exige dans la société un ensemble de conditions d’existence matérielle qui ne peuvent être elles-mêmes le produit que d’un long et douloureux développement. » (p.74)
« L’économie politique a bien, il est vrai, analysé la valeur et la grandeur de valeur, quoique d’une manière très imparfaite. Mais elle ne s’est jamais demandé pourquoi le travail se représente dans la valeur, et la mesure du travail par sa durée dans la grandeur de valeur des produits. Des formes qui manifestent au premier coup d’œil qu’elles appartiennent à une période sociale dans laquelle la production et ses rapports régissent l’homme au lieu d’être régis par lui paraissent à sa conscience bourgeoise une nécessité tout aussi naturelle que le travail productif lui-même.[…] » (pp. 74-75)
C’est moi qui souligne.
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